DESTINATION N°10 DU PALMARÈS VOYAGE « LE MONDE » 2021. Sur l’île, Il n’y a pas que la Méditerranée qui apaise les corps. Plongée dans les spas naturels de l’arrière-pays de Sartène et de Propriano, entre haltes gourmandes et promenades à flancs de montagne.
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Pourquoi toujours la plage, le sable et les paillotes ? Pourquoi pas des bains soufrés en plein air, entre trois randonnées en montagne et deux festins dans une auberge ? Les connaisseurs savent que la Corse est d’abord une « montagne dans la mer », formule d’un géographe allemand oublié mais régulièrement cité. Cent vingt sommets y culminent à plus de 2 000 mètres d’altitude. Elle compte 43 sources, dont neuf d’eau chaude, aux vertus relaxantes – certains disent « magiques ».
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Sur l’île, pas de lieu-dit sans sa surghjente (« source », en corse), pas de village sans fontaine ni lavoir. « On n’a pas à se plaindre, même si les terrains graniteux sont difficiles à forer », raconte René Donini, 86 ans, ancien sourcier à Ajaccio. Il a travaillé à Sari-Solenzara, pour la Légion étrangère à Calvi, ou pour des propriétaires de villas sur la route des Sanguinaires à Ajaccio. « J’ai eu le don vers 22 ans, après mon service militaire. Un sourcier m’a pris sous son aile, et j’ai commencé à avoir quelques réactions, au pendule, à la baguette d’osier. J’ai démarré comme la fille du puisatier, j’ai marqué des points d’eau, puis en 1971, j’ai créé mon entreprise : ici, l’eau est partout. »
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La Corse est un incroyable château d’eau, une rareté dans les îles méditerranéennes. Qui sait qu’il y pleut davantage qu’en Autriche ? Elle aurait pu devenir un haut lieu du thermalisme. Seules cinq sources sont pourtant exploitées. Pendant trente ans, les attentats ont refroidi les investisseurs, tandis que la Sécurité sociale n’a accordé qu’avec parcimonie l’agrément nécessaire, y compris à Guagno-les-bains, où se rendait jadis l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III.
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« Peau de velours »
Pour rejoindre les bains de Baracci ou de Caldane, on peut atterrir à Figari, dans l’extrême sud, ou prendre la nationale qui relie Ajaccio à Propriano. La route franchit le col Saint-Georges, à 757 mètres. Là, l’eau est mise en verre ou en plastique dans des bouteilles designées par Philippe Starck, avant de trôner sur les tables du continent ou même du Japon. En Haute-Corse, on commande au bar ou au restaurant une Zilia, mais attention à la faute de goût : dans le sud de l’île, c’est la Saint-Georges.
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La nationale file sur Olmeto, le village où est enterrée Colomba, la serial killeuse qui fascina Prosper Mérimée. Elle avait été exfiltrée dans ce gros bourg après la signature d’un traité de paix exigeant son bannissement de Fozzano, tout proche. Mérimée, alors inspecteur des monuments historiques, était tombé amoureux de la fille de Colomba et avait rendu à son héroïne alors vieillissante sa fougue juvénile et sa beauté. Michel Lorenzi di Bradi, un auteur corse, décrit sa visite aux deux petites-filles de la vengeresse : « Je suis entré dans une chambre à solives, celle de la grande aïeule : de ce balcon, elle avait sous les yeux la vallée de Baracci [et] un lambeau de mer. (…) Des pots de basilic fleuraient leur parfum. »
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Lorsqu’elle traverse Olmeto, la nationale devient si étroite que la circulation y est alternée ; son interminable feu rouge est si célèbre qu’il a enfanté un compte Twitter (@FeurougedOlmeto). Une petite route tourne en épingle à cheveux sur la gauche. Direction Baracci, première étape de cette échappée thermale, où un établissement tout neuf propose des bains de soufre, bien connus pour soigner bobos cutanés et rhumatismes.
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On rêverait d’explorer l’ancien hôtel décrépi qui jouxte ces nouveaux thermes, mais il est en sommeil depuis 1986. « Mon arrière-grand-père, qui s’appelait Paul comme moi, l’avait racheté. J’y ai grandi et passé les sept premières années de ma vie, puis ma famille l’a vendu à la commune d’Olmeto », raconte Paul Ortoli, journaliste à Ajaccio. Depuis, les fenêtres et les portes sont murées. L’histoire de l’établissement est un vrai roman. En 1917, François-Xavier Giacomoni, un planteur d’Indochine originaire d’Olmeto, se marie avec Charlotte Guéry, la fille d’un riche riziculteur et planteur d’hévéas de Saïgon. Pour dot, M. Guéry lui fait construire un hôtel à Baracci. Les pierres sont acheminées de Marseille vers le port de Propriano, aménagé pour l’occasion. En 1927, l’établissement est inauguré en grande pompe, avec meeting aérien et courses hippiques.
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L’hôtel est la réplique d’un palace de Dalat, station balnéaire du sud Vietnam où beaucoup de Corses des colonies possédaient des villas. Jusque dans les détails : son emplacement respecte le principe du feng shui, redevenu à la mode en architecture – pour que les vents dominants puissent chasser les mauvais esprits, la trentaine de chambres tournent le dos à la mer, à moins de deux kilomètres, et regardent la montagne d’Olmeto, les collines de Viggianello, ou les roches rouges des Martini, là où le fleuve Baracci prend sa source.
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La déco art nouveau de l’hôtel est signée Vladimir Mestchersky, un Russe blanc qui avait fui la révolution bolchevique et devait gagner le Brésil, avant que son paquebot n’accostât finalement au printemps 1921 à Ajaccio. « Tout n’était que fresques florales, arabesques et volutes jaunes ou camaïeu, raconte Paul Ortoli. En haut d’un escalier droit monumental, la terrasse de la salle dominait la plaine de Baracci, ses colverts, ses flamants roses… » L’artiste russe, grand ami de Tchaïkovski, était un joueur de cartes invétéré. Etait-ce pour honorer ses dettes de jeu qu’il a décoré l’hôtel ? Il a aussi peint des fresques dans l’église d’Olmeto ou chez quelques particuliers de Propriano.
Dans le nouvel établissement thermal, les baignoires à pieds griffés des anciens thermes de Baracci ont disparu, mais l’eau est toujours traitée à 52 degrés et le parcours de thalasso proposé est « fantastique », s’enthousiasme en connaisseuse Natacha Harrop, jeune esthéticienne ajaccienne. « Je commence par le sauna, puis le petit Jacuzzi, puis la baignoire de soufre suivie de la douche sous affusion sur une table de massage, avant de terminer dans la piscine soufrée, intérieure et extérieure. Quand je sors, je suis lessivée de tous mes soucis et ma peau est du velours. »
A Caldane, tout se passe en extérieur, l’année entière, même en hiver. L’été, on paresse dans l’eau bouillonnante jusqu’à près de minuit, en regardant les étoiles.
On peut préférer à Baracci les bains de Caldane, à la porte de l’Alta Rocca. On les rejoint en longeant la mer pour changer de vallée et gagner celle du Rizzanese. Il faut prendre la route qui mène à Sainte-Lucie-de-Tallano, gagner le pont génois Spina Cavaddu (« en forme de dos du cheval »), traverser les vignobles du domaine Fiumicicoli, un vin corse souvent primé. A gauche, la départementale mène vers Sainte-Lucie ; à droite, une route à lacets bordée de chênes verts et d’oliviers conduit « aux Caldane », comme on dit ici.
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La désuétude des Caldane fleure bon les années 1950. Dans un jardin posé le long du Fiumicicoli, quelques cabines de bain au grand air entourent trois bassins de pierre et une petite fontaine. Ici, l’eau sourd à 37 ou 38 degrés. Tout se passe en extérieur, l’année entière, même en hiver. L’été, on paresse dans l’eau bouillonnante et la nuit noire jusqu’à près de minuit, en regardant les étoiles.
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On se baigne à Caldane depuis des lunes. Les femmes en robes noires et foulards noués sur la tête dans un des bassins, les hommes dans un autre, attestent les photos de Jackie et Antoine Sereni, propriétaires des lieux. Le sol est sableux, et l’eau y surgit en bulles à 5 000 litres l’heure : « Idéal pour réapprendre à marcher après une fracture des deux jambes comme moi », sourit le radiologue ajaccien Michel Mozziconacci. Des profanes lui prêtent des vertus thérapeutiques cachées. « Je me souviens que la femme du cousin germain de mon grand-père (un beau gars surnommé Bijou) était restée dix-huit ans sans enfants. On lui a prescrit des bains à Caldane, elle est tombée enceinte d’un petit Désiré puis de trois autres enfants », raconte Jean Leandri, juge des affaires familiales à Ajaccio.
Charcuterie « nustrale » et brocciu
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Caldane a aussi connu quelques malheurs. En novembre 1993, une crue centennale noie la région mais c’est aux bains que le drame se produit : la propriétaire, Rosa Sereni, veut quitter sa maison envahie par les eaux et se trouve emportée par les flots sous les yeux de témoins impuissants. Seul le fameux pont génois du XIIIe siècle résiste aux torrents de boue. Et puisque nous sommes en Corse, les bains ont eu droit aussi à leur fait divers sanglant. Le 6 août 1934, Simon Paul Tramoni, qui exploitait l’établissement, est retrouvé assassiné alors qu’il travaillait dans sa vigne du hameau de Chialza, près de Sainte-Lucie.
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Les bains de soufre ont cette vertu de vous laisser dans un état vaporeux. Et d’ouvrir l’appétit. A Olmeto, la terrasse de La Source domine toute la vallée du Baracci, celle qu’admirait Colomba – au passage, le sentier qui relie son village de Fozzano au hameau de Burgo est une sublime promenade. On peut aussi filer pour déjeuner jusqu’à la ferme-auberge A Pignata, à Levie, tenue par les frères Rocca Serra.